Dépense Défensive

Mystique des rues vides et peu éclatantes des banlieues pavillonnaires, ce court poème en prose interpelle par sa langue sombre. Dans une parodie de messe noire – beigeasse comme le crépis des façades –, Théo Robine-Langlois dépeint le monde mystérieux des maisons individuelles, du repli sur soi démonique, et des vieilles qui marmonnent entre leurs gencives au retour du marché, le panier plein de gros sel et de radis noirs en guise d'hostie. Les mots occitans qui ponctuent le texte comme des conjurations en accroissent l’escur.

D’eux, il ne reste que les mots de celle qui a croisé leur route. Le crissement de pneus qui sifflent avant un malheur qui tarde à se produire. Sanctification plus que célébration, Oraison funèbre pour Zelda1990 est une tentative de communication au-delà de la matière physique de l’énonciation, un dialogue interne qui convoque « par moment le frère, par moment l’ami parti », toujours la ruine, la consommation de la séparation avec le tout. À travers quatre parties qui font écho à la structure des éloges funèbres de la Grèce antique, Romane Constant réouvre la poésie des plaies larges et profondes que les vers lapidaires d’Hélène Bessette – sur qui l’autrice mène un travail de recherche – ont laissé dans l’histoire moderne de la littérature, et signe un texte bouleversant sur la difficulté des choses qui ne (se) passent pas, la force de celles que l’on voit suspendues par le cou au bord d’une paix impossible à trouver. Oraison funèbre pour Zelda1990 est une douleur croissante, avec écoulement et rougeur.

Romane Constant vit et travaille à Paris. Elle explore à travers différents supports les questions relationnelles, d’intimité, du corps et du genre. Attachée aux Ardennes où elle a grandi, elle s’intéresse également à l’héritage de la classe ouvrière et aux traumatismes intergénérationnels.

Dans le cadre du Book Club, cycle d'événements organisé par Lou Ferrand et Ethan Assouline, une série de lectures et d'enregistrements ouverts au public se sont déroulés le 8 avril 2023 à Treize, au 24 rue Moret à Paris. Pour penser (en quelque sorte) les frontières et les porosités qui procèdaient des deux propositions du titre Labor and Love et y réfléchir collectivement lors de cette période d'ignobles lois et de répression, onze personnes ont été invitées à choisir un texte (poésies, essais, articles, correspondances, w/e they want) qui pouvait très librement traiter du travail ou de l’amour ou des deux, en ne dépassant pas cinq (en quelque sorte) minutes de long. Réflexions sur la condition tant amoureuse que laborieuse ou humaine, les lectures, compilées ici sur un CD, sont accompagnées d'un booklet de 24 pages imprimé en riso.

Avec (par ordre d'apparition) : Théo Robine-Langlois, Aron Barbier, Morgane Brien Hamdane, Lulma Guit, Thelma Cappello, Harilay Rabenjamina, Romane Constant, Mia Brion, Eli Rafanell, Asma Berrouachedi et Théo Casciani, lisant respectivement des textes de Danielle Collobert, Simone Weil, Audre Lorde, Maggie Nelson, Masanobu Fukuoka, Robert Walser, Hélène Bessette, Frank O'Hara, Sylvia Federici & LDS Astronauts, Monique Wittig, André 3000 & Zadie Smith & Virgile.

" Un poème écrit dans une maison aimée mais aussi hantée, dans un moment de possession. Il est question de liens de famille, de tout ce qui ne peut pas être dit, qui hante le corps et la parole." – Aron Barbier

Chevauchée se rue comme une pensée unique. Son souffle irrégulier, un peu poumonique, balaye les rapports syntaxiques et défie dans un soliloque fièvreux l'autorité de la ponctuation et des variations d'ordre affectif. Un texte à la voix intérieure agitée fulgurante.

Soufflez à présent.

« Dégueuler ces fratries, ces faux airs de frères d’armes, le racisme ambiant, l’idiotie, le sens unique et cette douleur dans le mollet droit.
Terrifiés par les mots ils se terrent sous des muscles et des coquilles vides, des pansements camouflés dans la répétition des opérations. »

Emergency est une revue sans date ni nom, elle s'ajoute aux précédentes.
Elle rassemble les traces d’une période et des personnes qui nous entourent. Prétexte à la lecture elle se présente comme départ aux discours. Ce troisième numéro dit quelque chose des rapports de violence et de résistance.

Il y a des jolies choses parfois
que l'on découvre le soir, hier ou en ce moment
La vie est jolie pour moi je crois,
si l'on me laisse tranquille, si l'on m'aime doucement

Chienlit est le premier recueil de poésies de Nancy Lorraine, autrix insaisissable et solitaire native des terres désolées du bassin houiller oriental. Elle développe une pensée expressionniste et rapide empreinte d’un réalisme « romantique » — d’aucuns parleront d’un désenchantement — qui tend à mettre en exergue l’instabilité des relations amoureuses et la stupidité de la vie active.

Quand Tolstoï prend la parole en octobre 1900 dans les colonnes des Temps Nouveaux, il réagit à l’assassinat du roi Humbert par l’anarchiste Gaetano Bresci survenu quelques mois plus tôt à Monza, en Italie. Empli des valeurs du Christ et de la mysticité de son anarchisme, ce texte, jamais édité, est un appel à la conscience collective, à l’amour et au refus des valeurs du pouvoir. La seconde moitié du livre reprend un chapitre du manga Vagabond, basé sur les deux romans cultes d’Eiji Yoshikawa (La pierre et le sabre, La parfaite lumière) et la vie du samouraï errant Miyamoto Musashi, emporté par une spirale meurtrière dans sa quête spirituelle et philosophique. L’école des Deux Sabres interroge la léthargie généralisée et l’égarement théorique face à la médiocrité des doctrines politique contemporaines. La question soulevée ici est celle de l’équilibre des forces.

Le Plaisir d’un casse retardé par les plantes maintenant ou En toute occasion passe comme un coup de vent est une ode de fantasy oulipienne, le récit chaotique de l’élaboration d’un genre de braquage et la difficulté de sa réalisation au sein d’un monde sombre et boueux, où êtres humanoïdes, espèces animales, végétales et micro-organismes vivent dans une harmonie relative.

D’inspiration antique et médiévale – autant qu’extraterrestre –, Le Plaisir d’un casse… est traversé par un humour candide et une audace réjouissante face aux formes du passé. La contrainte, ici celle du vers, incite à l’originalité. Comme les langues semi-inventées, les rimes forcées appellent à la création de mots nouveaux, d’une nouvelle orthographe détournée du français standard, qui évoque et actualise celle du néo-français initiée par Raymond Queneau au milieu du siècle dernier. Car c’est aussi un texte franchement contemporain qui fait la nique aux images d’Epinal et à la noblesse attendue des référents poétiques. D’Aya Nakamura aux néonicotinoïdes ou à la série de jeux vidéo des Baldur’s Gate, Le Plaisir d’un casse… assume l’impertinence et la vernacularité de ses racines. Flanqué, entre autres, d’un sanglier de travail, d’un mutant aux mains de pierre, de champignons mycorhiziens ou bien d’un elfe-des-cimes aux yeux rieurs et aux manières tyranniques, Théo Robine-Langlois se détache des systèmes syntaxiques et linguistiques conventionnels et, en portant à la langue des coups précis, farfelus et formellement nouveaux, tente de la débarrasser du mal despotique qui la ronge.

L’artiste Mimosa Echard signe la merveilleuse couverture, ainsi que deux œuvres non moins merveilleuses au début et à la fin du livre. Une strophe du texte avait déjà rejoint son Kombucha Project Center en 2019.

Né en 1990, Théo Robine-Langlois explore le langage au travers de différents supports d’écriture, comme l’écran, le livre, la radio ou internet avec les sites demainjarretepas.net et dontforgetyourbodyinthebubble.net. Son dernier livre, Le Gabion, édité par After 8 Books, a paru en 2021.

« Des garçons traversent un espace soumis à de fortes contraintes sociales. Ses murs sont sensibles ils recueillent les impressions de la communauté.
Un des garçons frappe du talon la base d'un lampadaire alors le garçon s'éteint. »

Dégradation est une large poème en prose qui traite d'affection, d'exclusion, de la destruction comme acte créateur. Esquissant les contours d'une masculinité pré-méphitique, l'auteur y exalte un grand sentiment collectif et tente de repenser un temps circulaire, sans avant ni après. Le texte, composé de dix scénettes, est accompagné de reproductions de treize peintures de Louis Somveille réalisées sur des couvertures de livres de poche, ainsi que d'une jaquette unique peinte à la main par l'artiste.

Le Cœur solide recueille dix-neuf textes et poèmes qui traversent plusieurs stages de la vie de l’auteur•e. Sur une période allant de 2011 à 2021, la trame qui se déroule est celle de la mémoire engourdie, de la confession, sans valeur religieuse, des regrets et des réconciliations, avec soi-même et le monde. Aron Barbier ne tait rien de mauvais, n’ajoute rien de bon. Iel raconte la radicalité de l’être, les difficultés d’un rapport au monde perpétuellement défini par la confrontation, sa propre survie en tant qu’être social•e. L’urgence de son écriture en fait une parole à la fois secrète et ouverte, proche et reculée, construite et naturelle, vraie, strictement.

Aron Barbier est né•e en 1988 et vit et travaille à Paris. Iel est artiste, écrivain•e et réalisateur•ice. Sa pratique pluridisciplinaire, entre film, performance et texte, constitue un effort intime de narration de soi. Le Cœur solide est son deuxième ouvrage.

Accompagnée d'une série de photographies de soufflettes glanées sur des skyblogs au fil du temps, la poésie de Martin Desinde est emprunte d'un spleen inquiétant, de failles charnelles et morales. Elle chante, teintée d'un lyrisme libertaire, l'angoisse d'une jeunesse consommée et rejoue les notions chères à sa prose : l'amour, l'injustice, la violence ou le mépris de classe.

Soufflette est la première parution de la nouvelle collection de poésie de Dépense Défensive. Celle-ci entend présenter un pan de la jeune création littéraire et artistique au sein de petits livres illustrés ; le dessin, la peinture, l'illustration pour sublimer la poésie (l'inverse est vrai également) comme ici avec Mélody Lu qui signe pour ce premier recueil une couverture magnifique.

« Il entendait les portières des voitures claquer et le son strident de la propriété. Il déchiffrait sur chaque visage une vie de labeur et d’envie, une existence propre, aussi complexe que la sienne, un enchevêtrement de pensées ordinaires, la somme des douleurs et des situations vécues. Tony Metalsi était submergé par les individualités. Dans les rues la chaleur lui comprimait la poitrine, et puis la touffeur, partout le vent, la poussière. »

Ce roman court, formel, expose un instant de la vie du jeune Tony Metalsi et aborde sur fond d’émotions exacerbées la question du déterminisme social, de la libre nécessité face aux lois de la Nature et aux forces extérieures qui nous définissent. Comme le Changarnier d’Emmanuel Bove, Tony est un Raskolnikov, un être fragile et rêvasseur qui aime rechercher la vérité et admirer la couleur des objets onéreux, un adolescent qui veut éprouver à travers ses réflexions, les limites de sa propre liberté. Feu Tony Metalsi est un texte candide, une élégie à l’amour et à la conscience de classe.

LA REINE
Je ne serai donc jamais qui je suis ?
L'ENVOYÉ
Jamais plus.
LA REINE
Chaque évènement de ma vie : mon sang qui perle si je m'égratigne...
L'ENVOYÉ
Tout s'écrira pour vous avec une majuscule.
LA REINE
Mais c'est la Mort ?
L'ENVOYÉ
C'est Elle.

La sagesse des Nations est un dōjinshi hentai de Dragon Ball Z sur les bulles duquel vient se superposer un dialogue issu de la pièce de théâtre Le balcon de Jean Genet, sortie en 1956. Derrière l’apparente opposition de genre se dévoile doucement une réciprocité dans le stupre et un attachement, en particulier chez Genet, à mettre en lumière la perversion des sociétés contemporaines. Par la volonté du peuple, La sagesse des Nations est à nouveau disponible.

« Des images se superposaient sur différents niveaux, différentes échelles spatiales et temporelles. À chaque fois que j’essayais de m’endormir, tout recommençait. Mon front était incandescent, les gouttes de sueur tombaient en cascade un peu partout sur mon corps décharné, mes yeux pesaient cent kilos et elle m’attendait. C’était une statue, un syndicat, un objectif inaccessible, une fleur. Il me semblait qu’elle me protégeait d’une force plus grande encore, plus sombre aussi, quelque chose de l’ordre d’une attaque du grand capital, un crack boursier ou une bulle financière. Sur un carton publicitaire, sa silhouette prédécoupée dominait une foule attentive. »

Dans cette nouvelle, l’auteur interroge à travers le récit d’une expérience personnelle, les rapports de pouvoir et de domination au sein des relations amoureuses et la misère face à la perte de l’être aimé. Les ordures ménagères est sa première publication.

« Lorsque ceux qui abusent de la puissance auront passé devant vous comme la boue des ruisseaux en un jour d'orage, alors vous comprendrez que le bien seul est durable. »

Les temps nouveaux est un hebdomadaire anarchiste fondé en 1895 par Jean Grave, totalisant 982 numéros et 20 années d’existence. Particulièrement bien distribué – autour de 7000 exemplaires – il compte parmi les journaux anarchistes les plus influents du début du siècle. Pensé sous la forme d’une collection personnelle d’articles, l’ouvrage éponyme regroupe vingt-sept textes de quinze auteurs différents et se divise en huit thèmes constitutifs de l’anarchisme socialiste : action, lutte, pouvoir, patrie, idéal, vérité, éducation et art. Le livre est imprimé en double sur sa hauteur et nécessite l’intervention d’un tiers pour en trancher les deux parties, déclenchant ainsi son potentiel propagandaire.

The Daily Bread possède le double statut de recueil de textes et de catalogue d’exposition. L’ouvrage est une archive de la résidence éponyme de Dépense Défensive qui se déroula du 2 au 17 août 2018 au Petit Versailles à New York, en même temps que la matière principale de son contenu. Le premier chapitre d’un livre y était publié, lu et discuté chaque jour. En tout quinze ouvertures, quinze préludes, comme une collection de commencements, un catalogue raisonné de subjectivités. Les quinze premiers chapitres sont reproduits ici accompagnés d’images documentant les performances et les installations, ainsi que de nombreuses photographies « hors-les-murs ».

Le Cri du Peuple a reparu est une citation, un fragment des derniers chapitres de L’insurgé de Jules Vallès suivi d’une postface de Laure Godineau sur le rôle de la barricade dans l’œuvre de l’écrivain-communeux. L’ouvrage procède d’une réflexion sur la barricade comme outil de production du peuple insurrectionnel et de ses formes d’existence, notamment dans le Paris du XIXe siècle. Il croise également des recherches plus contemporaines sur le watermark (tatouage numérique en français) et les questions relatives à la dissimulation d’information, à la propriété et à l’anonymat. Une lecture en a été donnée au Cneai en avril 2018.